ENSEMBLE Nr. / N° 48 - Mai / Mai 2020

14 Dossier —– ENSEMBLE 2020/48 Marti: Il faut d’abord préciser de quoi on parle. On confond souvent l’économie et les entreprises. Mais nous sommes tous l’économie, travailleurs et consommateurs y compris. Nous avons tous be­ soin d’une économie de production qui satisfasse les besoins fondamentaux. Selon une nouvelle étude de la fondation Bertelsmann, la Suisse arrive en tête des pays qui freinent le développement durable d’autres pays. La faute en revient avant tout à notre politique financière et économique. Partout dans les pays du Sud, nous détournons le substrat fiscal, censé être utilisé sur place de toute urgence pour des services de santé de bonne qua­ lité, des biens publics ou des mesures efficaces en faveur du climat. Hügli: Lorsqu’on parle d’activités économiques, il s’agit avant tout, dans un système fonctionnel, de fournir des offres répondant à une demande qui elle satisfait des besoins. Cela peut concerner des besoins existentiels, comme l’alimentation ou le logement. Mais dans une société développée, mar­ quée par la croissance et qui tend vers l’épanouis­ sement personnel, une voiture chère ou un appar­ tement de vacances peuvent aussi représenter un besoin. Une entreprise doit absolument travailler pour réaliser des bénéfices. Sans bénéfices, une entreprise ne peut pas se développer, ni créer de places de travail. Sans bénéfices, une entreprise ne peut pas non plus rétribuer les bailleurs de fonds, sans qui elle ne peut pas fonctionner. Certaines prestations ne sont que peu ou pas du tout rémunérées, par exemple dans l’agriculture, mais aussi dans la garde d’enfants et les soins aux personnes âgées, ou le travail ménager. Pourquoi? Marti: Nous définissons aujourd’hui la valeur du travail par sa rentabilité financière. Les activi­ tés de type «care» s’insèrent mal dans cette logique, malgré leur valeur sociale. La crise du coronavirus nous montre clairement quels métiers sont d’importance systémique: les infirmières et les infirmiers, les soignants pour personnes âgées et le personnel de la vente, qui veillent à ce que nous surmontions cette crise. Ces emplois sont majoritairement occupés par des femmes et trop mal payés. Dès que nous serons sortis de cette crise, nous devons en tirer les leçons et leur témoi­ gner davantage de reconnaissance: leurs salaires doivent être augmentés, et leurs conditions de travail améliorées. Hügli: La valeur d’une offre est dictée par la demande. Chaque société définit en outre le prix d’un produit ou d’un service selon son système de valeurs et son stade de développement. Ces pro­ duits et ces services nécessitent aussi, selon leur valeur, que des personnes soient adéquatement qualifiées. Et les prestations de ces personnes ont leur prix. Il existe ainsi de nombreux corps de mé­ tiers qui offrent un service répondant à nos be­ soins fondamentaux et qui ne sont toutefois pas tout en haut de l’échelle salariale. Mais il y a beau­ coup de professions qui répondent aussi aux be­ soins fondamentaux tout en étant bien rémuné­ rées: les médecins, les ingénieurs, les psychologues ou les employés des caisses de pension. Quelles activités devraient être rémunérées? Marti: Tout travail qui a du sens mérite salaire. Hügli: Ceci est dicté une nouvelle fois par le système de valeurs d’une société, ainsi que par la disponibilité des personnes fournissant une pres­ tation demandée au niveau de qualité souhaité. Pour moi, il est évident que chaque travail auquel la société accorde un prix doit être rémunéré équitablement. Mais je trouve aussi normal que chaque individu assume des activités bénévoles au sein d’une société. Ces activités sont infiniment précieuses, même sans être rémunérées. Celles et ceux qui s’en acquittent sont heureux, car ils apportent une contribution qui a du sens à un ensemble plus vaste. Quelles formes alternatives de reconnaissance et de rémunération pourrait-on imaginer pour le travail bénévole? Marti: Actuellement, les femmes se partagent la plus grande partie de ce travail, pour lequel elles ne touchent pas de revenu. Avec pour consé­ quence des salaires et des retraites moins élevés, ainsi que moins de temps et de reconnaissance. Seule une réduction radicale du temps de travail permettra de redistribuer les activités de «care» aux hommes. Certaines conséquences négatives du travail bénévole seraient ainsi largement réduites. Au final, nous devons nous demander quelle place accorder au travail de «care» dans notre société. Pour moi, c’est clair: elle doit être centrale. Hügli: Grâce à la recherche, nous savons que le travail non rémunéré et qui a un sens rend les gens heureux. Et nous savons aussi que rémunérer ce travail réduit le sentiment de bonheur et la mo­ tivation d’effectuer ces tâches, car les normes de comparaison économiques prennent alors le des­ Samira Marti: «Tout travail utile devrait être rémunéré.» Franziska Hügli: «Un travail utile non rémunéré rend heureux.»

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