ENSEMBLE Nr. / N° 56 - März / Mars 2021

8 Doss i er —– ENSEMBLE 2021 /56 politique migratoire. Une procédure d’asile n’a de sens que si les personnes dont on a estimé qu’elles ne pouvaient pas prétendre au statut de réfugié quittent effectivement le territoire. Quant à celles qui ne veulent pas partir d’elles-mêmes ou qui ne peuvent pas être expulsées, on leur offre les condi­ tions de vie les plus rebutantes possible pour les pousser à s’en aller dans les plus brefs délais. Ain­ si, en théorie, l’aide d’urgence permet de garantir une vie digne durant un bref laps de temps. Oter toute lueur d’espoir Mais peut-on vivre décemment en Suisse avec huit francs par jour, ne serait-ce que pendant une courte période? La question se pose. A long terme, en tout cas, c’est impossible. En effet, pour vivre dignement, il ne suffit pas de ne pas mourir de faim dans la rue; on doit pouvoir, par exemple, tisser des liens sociaux et, si l’on reste plusieurs années, participer et s’intégrer à la société. Or, les personnes qui sont hébergées dans des centres isolés, souvent à l’écart de la population, sont justement privées de contacts et de ren­ contres. Ce n’est pas avec huit francs qu’elles peuvent s’offrir un billet de bus ou de train! Les centres ne leur offrent pas non plus de cours de langue. En bref, tout est fait pour les empêcher de s’intégrer et pour leur ôter tout espoir de réussir à rester malgré tout. Comment donc expliquer que tant de per­ sonnes déboutées endurent cette situation épou­ vantable, parfois pendant des années, au lieu de se décider à partir comme elles en ont été som­ mées? C’est l’une des questions les plus controver­ sées du débat sur la politique migratoire actuelle. Selon les autorités, «elles pourraient partir, mais elles ne veulent pas», alors que pour les bénévoles ecclésiastiques ou laïcs qui les connaissent, «beau­ coup ne peuvent pas partir». La raison ou la honte Prenons l’exemple des Erythréennes et des Ery­ thréens, qui constituent une proportion impor­ tante des bénéficiaires de l’aide d’urgence à long terme. Pourquoi ne peuvent-ils pas rentrer dans leur pays alors que les autorités sont d’un avis contraire? L’Erythrée continue d’être sous le joug d’une dictature brutale: années de travail forcé pour presque tout le monde, jugements totale­ ment arbitraires parfois en dehors de tout acte judiciaire, violations graves des droits humains, prisons effroyables auxquelles même le CICR n’a pas accès. L’accord de paix avec l’Ethiopie n’a rien changé à la situation. A plusieurs reprises, les Eglises ont donc exprimé publiquement leur sym­ pathie pour les personnes déboutées qui ne re­ tournent pas en Erythrée malgré les injonctions. Raisonnablement, nul ne va dans un pays s’il es­ time avoir «de fortes chances» d’y subir des vexa­ tions graves, d’y être arrêté et torturé. Qui d’entre nous le ferait? Concernant l’Afghanistan, l’Irak, l’Iran ou l’Ethiopie, les autorités suisses considèrent que le retour est sans danger, sauf cas de persécution in­ dividuelle; cette appréciation soulève des doutes, pour ne pas dire qu’elle ne convainc pas du tout. En revanche, pour d’autres pays, on ne comprend pas immédiatement pourquoi le retour ne serait pas possible. Seul un entretien individuel permet de saisir la honte immense que peut ressentir quelqu’un à l’idée d’avoir échoué et de rentrer les mains vides chez lui, alors que son clan s’est sacri­ fié pour payer le passeur. L’impossibilité de partir est un phénomène complexe, les motifs sont plus ou moins impérieux et donc aussi plus ou moins faciles à justifier. Cependant, un tête-à-tête permet la plupart du temps de comprendre pourquoi la personne est dans l’impossibilité de partir. Même si nous parvenons à établir les raisons de l’impossibilité de rentrer, les faits sont là: en Suisse, plusieurs milliers de personnes que nous n’arrivons pas à contraindre à rentrer dans leur pays d’origine et qui ne partiront pas d’elles- mêmes, vivent parmi nous. Le système ne fonctionne pas Laissons un instant la politique migratoire pour revenir aux personnes. Qu’advient-il de celles qui subissent pendant des années les conditions dé­ gradantes du régime suisse de l’aide d’urgence? Beaucoup tombent malades. Ce n’est pas très sur­ prenant: si l’on consultait les manuels de psychia­ trie en y cherchant un moyen sûr de provoquer une dépression ou de graves troubles du dévelop­ pement chez l’enfant, on apprendrait qu’il suffit de créer des conditions de vie semblables à celles qui règnent dans les espaces collectifs réservés aux personnes déboutés. L’aide d’urgence est une voie presque sans is­ sue. Certes, les bénéficiaires peuvent envisager de déposer une demande pour cas de rigueur, mais ce parcours est semé d’embûches: ils doivent avoir vécu au moins cinq ans en Suisse (et même dix pour les personnes seules), sachant que certains cantons ont des exigences encore plus élevées; ils doivent également démontrer qu’ils se sont bien intégrés, ce qui est en parfaite contradiction avec les efforts déployés par l’Etat. On leur fait perdre des années de vie et souvent on leur vole leur en­ Pour vivre dignement, il ne suffit pas de ne pas mourir de faim dans la rue.

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