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Dossier —– ENSEMBLE 2017/15
Or, le monde est créé comme un espace où tous
les êtres peuvent cohabiter en harmonie. Il revient
donc à l’humain de mettre en musique ce vivre-en-
semble. Son rôle est ainsi clairement délimité: il
n’est pas le créateur du jardin, il ne pourra jamais
créer la vie au sens originel; il pourra seulement
être celui à qui est confiée la vie déjà créée pour
lui permettre de s’épanouir et de fructifier.
Enfin, Genèse 3 montre à quel point la pensée
biblique sur le travail est réaliste. Ce chapitre,
consacré à la chute, raconte qu’Adam et Eve ont
désobéi et mangé du fruit de l’arbre placé au mi-
lieu du jardin. Non sans conséquences puisque
désormais, c’est «avec peine» que l’être humain
devra tirer du sol sa nourriture. Dieu dit: «C’est à
la sueur de ton visage que tu mangeras du pain»
(Ge 3,19). Certes, le travail peut être beau et satis-
faisant, mais il sera toujours aussi fatigant et pe-
sant. Une conception du travail qui ignorerait
cette dimension passerait à côté de la réalité.
Réforme et dignité du labeur quotidien
Le Moyen Age sépare le temporel et le spirituel.
Du paysan au prince, tous ceux qui se consacrent
au travail nécessaire à la bonne marche de la so-
ciété n’ont que peu d’obligations ecclésiastiques.
Le «véritable» service de Dieu est réservé aux
prêtres, aux religieuses et aux religieux qui font
vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance.
Les réformateurs ont ébranlé en profondeur
cette vision du monde. Ils refusent une séparation
de la société qui n’est attestée nulle part dans la
Bible et démontrent que tout travail, en tout lieu,
peut être au service de Dieu s’il est accompli de
manière responsable. Cette affirmation constitue
une énorme valorisation du travail quotidien qui
devient «culte temporel rendu à Dieu».
La liberté d’être soi
Le sociologue français Alain Ehrenberg a écrit un
ouvrage consacré à la modernité intitulé «La
fatigue d’être soi»: il y décrit un être humain in-
cessamment occupé à faire plus et mieux. Le poids
de cette quête de perfection ne pèse pas seule-
ment sur le travail rémunéré, mais également sur
les relations, les loisirs, les vacances. Tout devient
travail. Réussir sa vie, faire en sorte qu’elle ait un
sens, ne dépend plus que de l’être humain. Sans
surprise, le nombre de celles et de ceux qui ne
résistent pas à une telle pression ne cesse d’aug-
menter.
A l’époque de Luther, Zwingli et Calvin, la «fa-
tigue d’être soi» existait déjà, même si les causes
étaient différentes: l’être humain d’alors s’épuisait
dans l’angoissante quête du salut éternel et non
dans un travail exténuant. La réponse apportée
par les réformateurs à leurs contemporains reste
parfaitement d’actualité: notre vie ne tire pas sa
valeur de nos actions, mais de la manière dont
Dieu nous considère. Or, Dieu considère la vie de
chaque être humain avec bienveillance, lui confé-
rant ainsi une dignité que nul ne pourra lui ôter
et l’ouvrant à la «liberté d’être soi». Libéré de la
tâche surhumaine de devoir prouver lui-même la
valeur de sa propre vie, l’être humain peut ainsi
se consacrer pleinement à des objectifs attei-
gnables.
Le modèle corinthien
Le moi fatigué de la modernité est aussi un moi
seul. Dans un monde du travail où la rationalisa-
tion conduit à la suppression de nombreux em-
plois et où seuls les meilleurs s’en sortent, la
concurrence devient la norme. Dans sa première
lettre à la communauté chrétienne de Corinthe,
Paul décrit une autre réalité lorsqu’il évoque la
vie en communauté et la répartition des tâches;
il compare la communauté à un corps (1 Co 12)
où chaque membre a son rôle à jouer: «Ainsi, le
Dans notre monde
du travail, seules
les plus aptes
arrivent plus loin.
In unserer Arbeits-
welt kommen
nur die Fittesten
weiter.
©Urs Keller /Ex-Press