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Dossier —– ENSEMBLE 2016/6
«Sous les évidences se cachent les plus
grandes fragilités d’une société» (Christof
Stählin). Nous nous berçons de certitudes qui
semblent museler toute remise en question,
toute velléité de savoir comment ce serait si
c’était autrement. Au rang des évidences, on
retrouve la notion de dignité humaine: nul ne
la remet sérieusement en doute, ni ne songe à
y renoncer librement. Vraiment? La question
mérite approfondissement.
Par Frank Mathwig*
La première observation attire déjà l’attention:
la dignité ne fait pas partie des quatre principes
bioéthiques de Tom L. Beauchamp et de James F.
Childress – autonomie
(autonomy),
non-malfai-
sance
(nonmaleficence)
, bienfaisance
(beneficence)
,
justice
(justice)
–, qui sont pourtant les plus fé-
conds au niveau international et les plus incon-
testés en Suisse. Dans cette logique, Ruth Macklin
estime qu’il faut abandonner le concept de digni-
té au profit de celui d’autonomie. Elle avance trois
arguments: 1) les représentations de la dignité
sont tellement vagues et générales qu’elles sont
inutilisables dès lors qu’il faut se former un juge-
ment ou prendre une décision; 2) le concept de
dignité est un «argument qui tue», qui étouffe la
discussion dans l’œuf; 3) il est issu de la tradition
judéo-chrétienne et recouvre donc une idée étran-
gère ou inacceptable pour une grande partie de
l’humanité.
La dignité humaine: à quoi bon?
Osons renverser la question: quelle digue se rom-
prait-elle en cas de renoncement au concept de
dignité? Un autre concept le remplacerait-il?
Si oui, lequel? Si non, qu’adviendrait-il? La bio
éthique s’interroge sur la temporalité: qu’est-ce
qui marque le début et la fin d’une vie digne? La
question est cruciale, puisque de la reconnais-
sance de la dignité découlent des devoirs de pro-
tection et des droits de revendication particuliers.
De fait, la référence à la dignité humaine fonc-
tionne comme un immense panneau lumineux
STOP:
jusqu’à là, oui, mais interdiction formelle de
faire un pas de plus.
Que se passerait-il si cette
limite catégorique devenait poreuse ou disparais-
sait?
Actuellement, par exemple, l’affirmation selon
laquelle les fœtus, les grands malades, les per-
sonnes très âgées et celles en situation de handi-
cap grave seraient automatiquement et systéma-
tiquement à couvert de la dignité humaine, est
controversée. La dignité protège-t-elle les êtres
humains qui ne jouissent plus de ce qui est géné-
ralement considéré comme l’apanage d’une vie
réussie – volonté, pensée réflexive, aptitude à
communiquer, intégration sociale et autodéter-
mination, sens des responsabilités, indépendance
décisionnelle et capacité d’assumer, capacité de
projection et de planification de vie, quête de
sens, bonheur…? Que reste-t-il d’une personne qui
n’a plus rien de tout cela, d’une personne dont la
vie n’est plus que douleur et souffrance, dépen-
dance absolue et perte complète de sens? De cette
question à celle de la perte de la dignité, il n’y a
qu’un pas: cet être, dont la situation de vie est si
pitoyable et si désespérée, n’aurait-il pas perdu sa
dignité?
Le pas de trop
Toutes les questions que nous venons de poser ne
vont-elles pas trop loin eu égard aux réponses qui
peuvent y être apportées? On a tôt fait d’omettre
le déplacement insidieux du concept de dignité:
insensiblement, la question de la dignité en soi
de l’être humain est devenue une question de cri-
tères de réalisation d’une vie digne. Autrement
dit, le questionnement a subrepticement glissé
de la considération de l’être humain en tant
qu’être humain à l’évaluation de situations et de
conditions de vie, et le constat sur un état s’est
transformé en un constat sur l’être qui vit dans
cet état.
F
* Frank Mathwig et professeur et docteur en théologie,
chargé des questions théologiques et éthiques à la Fédé-
ration des Eglises protestantes de Suisse. Il est également
professeur titulaire d’éthique à l’Université de Berne et
membre de la commission nationale d’éthique pour la
médecine humaine.
©Emanuel Ammon/Aura
Qu’advient-il
des personnes qui
ne peuvent plus
s’autodéterminer?
Was geschieht
mit den Menschen,
die sich nicht
mehr selbst be-
stimmen können?